Dans ses récentes peintures, Emmanuel Moralès a pris pour modèle le célèbre casse tête géométrique à trois dimensions : le rubik’s cube.
Des exemplaires du jeu aux faces de couleurs désordonnées occupent les surfaces blanches des toiles carrées. Les aplats parfaits jaune, blanc, bleu, vert, orange et rouge des facettes esquissent des combinaisons à venir. Le cube reste comme suspendu, en apesanteur ; en attente, il flotte. Les arêtes des petits parallélépipèdes se distordent. Les cernes noirs qui les dessinent et les séparent tanguent sous la pression d’un double mouvement de déconstruction et de reconstruction. Les 26 cubes multicolores, hyperréalistes et surdimensionnés basculent dans et sur l’espace de la représentation. Les points de fuite se multiplient et les points de vues se renversent. Sous la pression de la perspective, le cube se déforme. Emmanuel Moralès saisit la mesure du temps obsédant et fascinant qui précède celui de la résolution d’une énigme.
Déclinaisons de combinaisons : le peintre se joue des règles de l’art et des règles du jeu. A partir de la complexité physique de l’objet, E. Moralès opère avec une absolue liberté une série de variations ouvertes en s’appropriant quelques unes des 4096 suites possibles que présuppose la raison mathématique. Ainsi tous les tableaux de la série sont intitulés : Sans titre, libres de toute référence. Tous «sans titre», sauf un… Rouge, blanc, jaune, cernes noirs sur fond blanc : Rubi-woogie. Un cube, une combinaison, pour rendre un hommage discret mais appuyé à Mondrian et à sa série Boogie Woogie, à celui qui voulait réduire la nature en signe pour aller à l’essentiel, à celui qui accrochait ses toiles carrées à l’oblique et les nommait « losanges », à celui dont les superficies colorées se voulaient libérées de la réalité objective. Parfois surdimensionnée au point d’en devenir quasi- abstraite, la forme du cube d’Emmanuel Moralès trouble finalement le fond, les lignes des cernes glissent sous les facettes ou prennent le dessus sur les couleurs.
Suite, association ou développement, une seconde série de toiles parachève ce théorème du glissement vers l’abstraction. Sur les «Verres renversés», l’état de transparence permet aux aplats de couleurs de chuter vers un espace infini, de s’échapper progressivement de la forme sur laquelle ils étaient imprimés dans la réalité.
En 1981, un jeune anglais âgé de 12 ans publiait et vendait à 1,5 milllion d’exemplaires à travers le monde un traité de résolution du fameux cube d’Erno Rubik. Le titre de son best seller affirmait « You can do the cube ! ». Entre 1980 et 1982, 100 millions de rubik’s cube déferlaient sur le monde et hissaient le jeu au rang d’icône pour une nouvelle génération de la société de consommation, celle que les sociologues nomment « société du divertissement ». Jouer pour se divertir, échapper à la finitude du monde, s’en divertir, mais encore jouer pour s’autoriser à déformer le monde comme un enfant, à penser que toutes les combinaisons sont possibles, imaginables, même celles qui ne servent à rien. Le jeu pour le jeu autorise l’égarement, l’exploration. Avec le rubik’s cube, symbole de sa propre enfance, Emmanuel Moralès confronte notre perception du monde (aussi simple que peut l’être celle d’un cube ou d’un verre), notre capacité à le comprendre avec notre désir de le contrôler ou de le rêver. Dans la réalité, le jeu s’arrête lorsque chacune des six faces du cube redevient monochrome. Dans les peintures d’Emmanuel Moralès, le principe de variation étire l’écart avec cette réalité. Pour le peintre, l’intérêt du jeu est « visiblement » ailleurs : dans l’espace et le temps même de sa représentation, là où la réalité se renverse pour mieux se jouer, se rejouer indéfiniment comme dans un jeu d’enfant.
Héloïse Lauraire, 2006
dans le catalogue de l’exposition «Merci de nous avoir contacté»
© adagp – emmanuel moralès