Chronique d’une mort desannoncée, J.-M. Sauvage

La peinture d’Emmanuel Moralès (1) ou d’un juste retournement des choses

Jean-Marie Sauvage (2)

« […] tout le monde sait bien qu’avoir une idée, c’est un événement qui arrive rarement, c’est une espèce de fête, peu courante. […]. »

Gilles Deleuze : Qu’est-ce que l’acte de création ? (3)

L’aura, l’aura pas, est l’une des questions essentielles qui a traversé le champ de l’esthétique et de l’histoire de l’art au XXe siècle. Elle renvoie au caractère unique de l’œuvre en tant que celui-ci est ce qui lui est propre, pour reprendre ici, à propos de celle-ci, ce que Marcel Duchamp dit des artistes lorsqu’il cite Max Stirner dans sa célèbre allocution prononcée lors d’un colloque organisé à Hofstra (4) le 13 mai 1960 (5).

Mais elle renvoie aussi à son anéantissement. En effet, à l’époque de sa reproductibilité technique, l’œuvre d’art (6) se trouve délestée de son charisme : aura, perte sèche. Perte sèche qui, bien sûr, n’implique toutefois pas la disparition de l’original, même s’il est parfois bien caché, notamment au fond de certains coffres-forts.

Pour le numérique toutefois, c’est une autre paire de manches. Fi des originaux et de leurs simulacres, remplacés du coup par des matrices qui peuvent générer des œuvres, mais qui, quant à elles, n’en sont pas. On s’éloigne, on s’éloigne… après le degré zéro du simulacre, la simulation à perte de vue (7).

Et c’est là que s’opère un retournement des plus inattendus : les productions numériques deviennent, dans le travail d’Emmanuel Morales, et le sujet du tableau dans son originalité essentielle : Wilderness (8) ; et aussi, par le biais de la souris de l’ordinateur, un pinceau, son pinceau : Cover (9), Traces numériques (10) : Éloge de la main (11).

***

Transvaluation des valeurs (12) et peinture à coups de marteau (13) seraient donc, peut-être, la façon la plus adéquate, dans le dire des choses, de caractériser sa production actuelle.

Quant à ce que l’à venir nous réserve, cela lui appartient, of course : la place du spectateur (14) nous suffira, et c’est déjà pas si mal !

Jean-Marie Sauvage, à Lille, le vendredi 10 août 2018

(1) http://www.emmanuelmorales.net

(2) https://www.jmsauvage.fr

(3) Conférence filmée, prononcée à la FEMIS le 17 mars 1987, à l’invitation de Jean Narboni et diffusée sur FR3/Océaniques le 18 mai 1989. Version intégrale publiée pour la première fois dans le n° 27 de Trafic, automne 1998.

(4) Hofstra University, Long Island, Etat de New York.

(5) Citons notamment :
« […]. »

« Les valeurs spirituelles ou intérieures […] dont l’Artiste est pour ainsi dire le dispensateur, ne concernent que l’individu pris séparément, par contraste avec les valeurs générales qui s’appliquent à l’individu partie de la société. »

« Et sous l’apparence, je suis tenté de dire sous le déguisement, d’un membre de la race humaine, l’individu est en fait tout à fait seul et unique et les caractéristiques communes à tous les individus pris en masse n’ont aucun rapport avec l’explosion solitaire d’un individu livré à lui-même. »

« Max Stirner, au siècle dernier, a très clairement établi cette distinction dans son remarquable ouvrage Der Einziger und sein Eigentum (L’Unique et sa propriété) […]. » « […]. »

(6) Cf. : L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, de Walter Benjamin (Première version, 1935, trad. Rainer Rochlitz et deuxième version, 1939, Maurice de Gandillac, revue par Rainer Rochlitz in Œuvres III, Folio/essais Gallimard n° 374, 2000, pp. 67-113 et pp. 269-316).

(7) Cf. notamment : Jean Baudrillard : Simulacres et Simulations, débats/galilée, 1981, 235 p ; et Modernes et après ? « Les Immatériaux » (sous la dir. De Elie Théofilakis), Editions autrement, 1985, 241 p.

(8) Exposition à l’Ecole d’art de Mortagne-sur-Nord du 11 mai au 8 juin 2018. Cf. catalogue d’exposition.

(9) Galerie de la médiathèque Gustave Ansart de Trith-St-Léger du 18 février au 31 mars 2014. Cf. catalogue d’exposition.

(10) Cf. le site d’Emmanuel Moralès.

(11) Henri Focillon : Éloge de la main (1934) in Vie des formes, suivi de Éloge de la main, Presses Universitaires de France, 1943, pp. 101-128.

(12) Cf. La Gaya Scienza, de Friedrich Nietzsche (cf. l’une des nombreuses éditions et traductions).

(13) En ce qui concerne le jeu de mots avec « philosopher à coups de marteau », cf. Le Crépuscule des idoles, de Friedrich Nietzsche (cf. l’une des nombreuses éditions et traductions).

(14) Michael Fried : La Place du spectateur, Folio/essais Gallimard, 2017, 352 p.

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