Pendant longtemps, la formation d’un artiste a inclus la copie des œuvres de ses prédécesseurs ; le jeune Miche-Ange a dessiné d’après Ghirlandajo avant de dessiner sur nature ; Édouard Manet a livré une superbe réplique de l’Innocent X de Velázquez. exercices d’admiration plutôt que d’hygiène critique, ces pratiques du même s’appuyaient sur l’idée générale que l’histoire de l’art s’écrivait dans une continuité et une progression. Le dogme moderniste de la table rase a durablement ringardisé la copie : il fallait alors faire autre chose, manifester la rupture. On se souvient d’André Derain, alors copiste au Louvre, éjecté manu militari des lieux par d’autres amateurs qui trouvaient qu’il prenait trop de libertés avec son interprétation d’un tableau du XVe siècle. Interprétations aussi, l’Innocent X de Francis Bacon, et les variations de Roy Lichtenstein sur Gysbrechts, Monet, Mondrian, Picasso : l’image artistique n’est pas reproduite, mais transfigurée par les concepts propres à l’artiste qui s’en empare. Ni continuité ni rupture, cette pratique de la copie d’interprétation trouve sa motivation théorique dans le monde musical plutôt que dans la tradition picturale. Depuis le premier 45 tours d’Elvis Presley, le rock s’est en effet construit sur le principe de la cover (reprise), consistant à imprimer sa marque sur un standard, oblitérant son auteur en même temps qu’on semble lui rendre hommage (Tainted Love de Gloria Jones, repris par Soft Cell). On peut aussi décider de reprendre une chanson que l’on trouve mauvaise, et de lui tordre le cou dans une interprétation décalée (My Way par les Sex Pistols).
Emmanuel Moralès a repris le principe à peu près où Roy Lichtenstein l’avait laissé. Tout comme l’Américain, il réfute les notions de style, de handmade, d’expression personnelle, et place la question du sujet au cœur de sa pratique. Le sujet de la peinture, c’est la peinture ; quoi de plus évident, alors, que de recopier des tableaux ? Le premier à éprouver le protocole de copie fut un Mondrian, et depuis la méthode a peu changé. Emmanuel Moralès sélectionne une image de l’œuvre sur internet, puis la recouvre (et redonne au terme musical de cover son sens pictural) par un dessin gestuel fait avec l’outil pinceau de Photoshop, manié non pas avec la palette graphique mais avec une simple souris. « C’est un pur plaisir », avoue-t-il, d’expérimenter la confrontation entre la volonté mimétique et l’imperfection de l’outil. Le premier calque ôté, reste une synthétisation caractérisée par un aspect gribouillé et de nombreux sacrifices plastiques.
Ce dessin infographique est ensuite projeté sur une toile de polyester -celle qui offre le grain le plus fin- et reproduit très méticuleusement avec un système d’adhésifs de masquage d’une extrême précision. Ce travail, qui fige la spontanéité du geste, peut durer deux mois selon la complexité du dessin, puisque Emmanuel Moralès s’interdit toute superposition de couleurs : ses aplats se juxtaposent comme les éléments d’une marqueterie. « À ce stade, je suis mon propre ouvrier ; je ne pourrais pas déléguer ce travail : c’est tellement ennuyeux ! Il faut s’en tenir strictement au plan ». On imagine que c’est le geste qui, au final, semblera le plus spontané, qui lui aura demandé le plus d’efforts à reproduire. Emmanuel Moralès semble ainsi se priver de la plupart des plaisirs de la peinture : la touche fondue, la retouche, l’accident. Il déclare trouver son bonheur dans la justesse des couleurs, qui passe par l’élaboration d’étonnants nuanciers. « Je m’autorise aussi tout ce que Mondrian ne s’autorisait pas », rappelle-t-il : déborder, nuancer, faire apparaître le fond. Quand on regarde ses tableaux en lumière rasante, on remarque que l’acrylique forme de minuscules crêtes au pourtour de chaque aplat : c’est cette picturalité minimale, non reproductible, qui justifie toute cette ascèse.
Cette série, sur laquelle Emmanuel Moralès travaille depuis sept ans, a failli s’appeler « la collection particulière ». Quand il accroche sa collection d’œuvres célèbres, qu’il a peintes lui-même, émerge implacablement un phénomène de remise à plat : Léonard, Caravage, David, Delacroix, Courbet, Manet sont tous traités au même format (homothétique, tout de même, de l’original) ; l’hyperréalisme comme l’abstraction géométrique sont représentés par la même facture, à la fois paradoxalement gestuelle et hard edge. Le peintre endosse ainsi le rôle de grand unificateur de notre culture occidentale : « je suis à la peinture ce que le MP3 est à la musique : une compression, un phénomène du siècle ». Ce que l’on gagne en capacité d’échange et de diffusion, on le perd en précision, en fidélité. À la lumière de ce phénomène, le choix d’un Mondrian comme œuvre inaugurale ne semble plus arbitraire : « C’était le projet de De Stijl, rappelle emmanuel Moralès, de diffuser l’art moderne dans la vie quotidienne. Ikea l’a accompli : la vie est injuste et les choses sont mal faites, nous préférerions avoir des assiettes De Stijl plutôt qu’Ikea ».
Ce ne sont certes pas les tableaux d’Emmanuel Moralès qui sont source d’insatisfaction existentielle. Au contraire, en transformant des icônes en images flottantes, dont les éléments semblent pouvoir se déplacer librement sur la toile, l’artiste permet au spectateur d’en remplir les blancs, d’en devenir à son tour l’auteur. On s’en prend à envier le spectateur qui ne connaîtrait pas les images-modèles, à qui reviendra, intact, le plaisir du choc initial, du regard ingénu.
Philippe Baryga, 2014
© adagp – emmanuel moralès