Exercices de style, P. Cyroulnik

(…) Emmanuel Moralès se situe du côté de l’image délibérément. Et pourtant, ce qui se donne comme un catalogue de vente du bonheur formaté (scènes de bains dans des piscines en plastique, tentes familiales, caravanes, pliants) ne fonctionne pas seulement comme un inventaire critique de la société des loisirs de masse. Et cela se voit d’emblée bien que de façon discrète. Tout d’abord, c’est à partir de la couleur de ses flaques que va émerger ce qui va faire figure, l’espace de la représentation. Il s’agit ici d’un espace de type métonymique où c’est la partie qui produit la “scène” un peu comme si le plein de l’image se constituait dans son vide, et était susceptible de s’y défaire à nouveau. Il y a d’autre part un jeu subtil qui mobilise les caractéristiques matérielles du tableau (une surface, de la toile et de la couleur) pour les emmener dans une logique mimétique : une tache de bleu devient une flaque d’eau puis une piscine où des gens se baignent; mais la part non peinte rappelle la matérialité du tableau et dénonce le caractère fictionnel des images. Les tentes sont elles-mêmes trouées par la toile, leurs couleurs de camouflage évoquent le simulacre du réel qu’est la peinture : elles sont l’image d’un leurre. La série des cartes accentue cet aspect puisqu’elle consiste à réduire un paysage de montagne à un réseau coloré de pistes de ski (noires, rouges, bleues et vertes qui constituent une échelle de difficulté et incidemment une indication de relief) et à passer du plan au détail jusqu’à faire disparaître l’image ou le schéma d’un paysage dans un jeu de lignes colorées qui perdent tendanciellement leurs fonctions descriptives. On passe ainsi du mimétique au pictural du paysage à une géométrie abstraite; ce d’autant plus qu’excepté le titre, les toponymes sont supprimés. Cela peut évoquer l’utilisation d’images préexistantes (croisées de fenêtre, pneus, éclats de lumière sur la Seine) qu’ont utilisées certains artistes pour travailler ou aboutir à une géométrie non compositionnelle. Je pense à des peintres comme E. Kelly sur le versant abstrait ou P. Stampfli sur le versant figuratif. Chez Moralès, il y a cette ambivalence entre le réel représenté et celui de la peinture. Comme si le concret des choses et du monde mettait à jour les potentialités d’abstraction qu’ils recèlent.

Philippe Cyroulnik, 2004

extrait du catalogue de l’exposition «Exercices de style», Le 19, Crac

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