Entretien avec Emmanuel Moralès

Léon Mychkine

Ce n’est pas dans sa datcha que Léon Mychkine a reçu Emmanuel Moralès, mais dans son modeste appartement. L’entretien commence par les débuts de l’apprentissage scolaire, soit les Beaux-Arts, en l’occurrence l’IAV d’Orléans, où, dit Moralès, il s’est très vite rendu compte que ça n’allait pas le faire, comme on dit familièrement. À tel point que « quelques années après, j’ai repris des études à Bourges. Et là, j’étais vraiment tombé au bon endroit. »

Léon : Études de ?

Manu : D’art. Uniquement l’art. À l’IAV il n’y avait que de la com’ ou du design. Je n’étais pas à ma place. Je ne voulais absolument pas que ce que je puisse faire soit “appliqué” à quoi que ce soit. [On retrouve ici, ceteris paribus, l’idée exprimée par Corpet dans notre entretien (ici), qui avait tôt décidé qu’il ne voulait pas être utile]. Et puis ensuite j’ai quitté Bourges et suis allé m’installer à Lille.

Léon : Justement, j’aime bien cette série des paysages. Ça m’intrigue. Comment ça fonctionne ? Tu peux en dire quelque chose ? Comment procèdes-tu ? Tu fais d’abord une image à l’ordinateur ?

Manu : Oui. Déjà, ça vient à la suite de plusieurs séries. Les questions qui m’ont toujours occupées sont celles du modèle : Qu’est-ce qui fait modèle ? Qu’est-ce qui est la matrice d’un tableau ? Et puis celles relatives à l’Histoire de l’Art et les techniques employées par les peintres. Les différents instruments d’optique, qui ont pu servir à faire des tableaux, que ce soit les premiers miroirs, les chambres noires, les chambres claires, entre autres. Tous les moyens d’optique, qui pouvaient aider à la construction d’un tableau. Les avancées techniques ont permis à la peinture de progresser, en même temps que la science optique. [Moralès explique qu’il a tout naturellement manifesté un intérêt pour l’ordinateur, capable, lui aussi, de faire des images. Mais, ajoute-t-il, il voulait s’éloigner de l’image photographique. Une première série de dessins abstraits sera produite à l’aide d’une souris, et d’un logiciel genre Photoshop], Et en utilisant un pinceau qui ressemble moins à un vrai pinceau… parce que certains sont faits pour singer la peinture, et je cherchais celui qui avait la plus grande identité numérique. J’ai commencé à dessiner avec ça, et ensuite je me suis demandé comment j’allais transposer ça en peinture Avec cette série Traces numériques je voulais aussi opposer deux temporalité différentes, l’une rapide à l’ordinateur, dessinant une main sur la souris l’autre sur le bouton pour revenir en arrière, pomme z, dessinant d’une manière compulsive et gestuelle malgré la prothèse numérique, et l’autre temps, long, et construit; celui de la peinture. Je voulais réconcilier deux pans de l’abstraction, le gestuel, le lyrique, et le construit, le formaliste. Après cette première série, j’ai voulu un retour à l’image. Et alors s’est reposée la question “quelles images ?”, et je me suis dit que j’allais reprendre dans l’Histoire de l’Art, et j’ai fait une série intitulée ‘Cover’, où avec ce pinceau rond, il s’agissait de reprendre ces œuvres avec un minimum de traits. Donc c’est construit sur écran, et puis après c’est peint sur toile en à-plat. Et à la suite de ça j’ai voulu en venir au paysage, et me retrouver un peu dans la position des peintres de paysage, qui pouvait se faire au XVIIe, c’est-à-dire en atelier. Ils allaient chercher dans la nature, ils prélevaient un arbre, des plantes, ils prélevaient des lointains, un ciel, et puis après ils recomposaient entièrement un paysage en atelier. Je voulais être un peu dans cette position là, travailler le paysage en atelier, avec d’autres moyens. Donc j’ai pris un logiciel de 3D, d’architecte en fait; quelque chose qui n’allait pas servir à représenter mais vraiment à construire. J’ai commencé à élaboré des maquettes, une grille que je déforme. On peut régler la course du soleil, qui a d’ailleurs donné le titre à chaque tableau. [Dans le type de logiciel utilisé par Moralès, on peut activer une fonction qui éclaire l’image (la maquette) en fonction de l’heure solaire]. Et puis j’ai commencé à construire des sites, et à en extraire des images. Du coup, c’est vraiment un travail sur plan, parce que tout est construit en amont. Et au moment de peindre, je suis dans l’exécution, il s’agit de coller le plus possible à l’idée que je me fais du tableau (cosa mentale). Après, il reste tout le travail de couleur. Alors là on est vraiment dans l’interprétation, parce qu’on voit des images à travers un écran, c’est une lumière projetée vers toi (RVB), qu’il faut retranscrire en peinture (CMJN).1

Léon : Ce qui est amusant, c’est que tu respectes l’inclinaison des rayons lumineux, mais tu ne respectes pas forcément toujours le chromatisme, d’où parfois des tons un peu extra-terrestres… 

Manu : Oui, il y en a où le sol est rouge et le ciel vert. Je raisonne un peu comme ça : chaud/froid, en terme de température. Je peins un seul tableau à la fois; et parfois certains ne peuvent s’accorder avec aucun autre ; ils trouvent alors un endroit pour eux, un mur seul. Ils resteront célibataire.

Léon : J’aime vraiment bien cette série de paysages.

Manu : Dans cette série, et dans les autres dont j’ai parlé, j’essaie, à chaque fois, de me mettre le plus possible en retrait dans la façon d’exécuter le sujet, d’effacer au maximum toutes ces questions de touche et, en allant un peu plus loin, même de style. J’emprunte un style, qui est l’identité numérique. Il ne s’agit pas d’avoir une touche par dessus ça. Ce que je veux montrer, c’est l’identité numérique de la source. […] J’ai commencé à peindre en à-plat en 2003. Je me demandais comment on pouvait être en retrait par rapport à l’acte de peindre. Je me suis dit “je vais juste m’occuper à tracer des lignes” [série Lignes et Champs, ici]. On se rend compte qu’il faut assez vite reprendre de la peinture dans le pot, et en fait cette question d’épuiser la peinture avec l’outil ne m’intéressait pas. Et donc j’ai commencé à faire un tracé, à le délimiter avec du scotch, et à faire des à-plats, un peu comme en sérigraphie. Sauf qu’à la différence de la sérigraphie, il y a quand même une épaisseur, même si elle est très mince. Et je me suis demander ce que j’allais pouvoir peindre qui me permettrait d’utiliser cette façon de faire. Donc j’ai mis des séries au point, qui permettent de voir comment cette technique, comment cette technologie, peut influencer le travail d’un peintre aujourd’hui ? [Moralès précise que les logiciels qu’il utilise ne constituent pas le nec plus ultra de la technologie, ce qui lui permet d’ajouter qu’il aime bien l’idée que ces « formes sont  déjà dans la mémoire collective, des formes déjà vues ailleurs. On les a intégrées, elles sont culturellement présentes. Utiliser des logiciels dernier cri n’a pas vraiment d’intérêt, puisque le but, c’est de peindre, et d’échapper aux images trop proches de la photographie »] Je souhaite peindre des tableaux qui sont à mi-chemin entre la maquette, la cartographie, et le paysage. […] Il y a 10 ans, j’ai fait un voyage, loin, dans des conditions assez dépouillées, assez désertiques, et je n’ai pas pris d’appareil photo, je n’ai eu le temps de faire aucun dessin, car j’étais toujours occupé à… vivre. Avant d’arriver là-bas, j’ai passé 5 jours et 5 nuits dans le train à regarder défiler le paysage; un long travelling sur l’écran de la fenêtre, mais pas moyen de dessiner à cause du mouvement incessant du train. Depuis, je ne lis presque que des récits de voyage.

Léon : C’était où ce voyage ?

Manu : C’était en Mongolie. Et j’ai mis au moins sept ou huit ans pour retrouver certains de ces paysages dans mes tableaux. Au retour j’ai eu envie de peindre ces paysages, mais je ne trouvais pas la bonne écriture. Et puis, en commençant cette série là, en enlevant certaines choses, comme des arbres, ça m’a rappelé certaines steppes, des parties du désert, certaines montagnes complètement pelées.

Léon : Oui, on sent, dans ces tableaux de paysage [i.e., la série Wilderness] qu’il y a un intérêt pour les grands espaces vides, ou le silence.

Manu : Oui, les tableaux sont plutôt destinés à la contemplation, pour aller se perdre dans des à-plats de couleur.

 1. La couleur, sur l’écran, est une projection de lumière. De la lumière rouge, verte, et bleue. L’addition de ces trois couleurs donne le blanc. On appelle ça la « synthèse additive ». Ça concerne tous les appareils électriques, écrans, agrandisseur photo argentique, projecteur vidéo, etc. N’émettre aucune couleur donnera du noir, l’absence de lumière. En peinture et en imprimerie nous utilisons le système CMJN (cyan, magenta, jaune, noir). Le mélange des trois primaires (primaire signifie que la couleur ne peut être produite par aucun mélange d’autres couleurs) cyan magenta jaune nous donne du noir, c’est la synthèse soustractive. La lumière, composée de tout le spectre lumineux (visible à l’œil nu, entre les infra-rouges et les ultra-violets, qui eux nécessitent des filtres spéciaux pour être perçus) frappe le support, et est absorbée. Seule surgit la couleur réfléchie, celle que nous voyons. Les trois primaires sont une invention de la fin du XIXe, il a fallu les créer chimiquement afin d’avoir ces couleurs permettant d’élaborer toutes les autres. Avec de la peinture d’excellente qualité le mélange des trois primaires donne du noir, avec une qualité moindre c’est juste un brun foncé, voilà pourquoi l’imprimeur a ajouté le noir. Le peintre lui, préférera des noirs chromatiques, chargés de couleur, qui seront chaud ou froid au besoin. [Note fournie par E. Moralès] Je passe donc beaucoup de temps à naviguer à vue d’un système à l’autre, entre ce que j’observe à la surface de l’écran et ce que je mélange sur ma palette pour peindre ensuite.  Manier le couple main-œil avec dextérité est une partie de plaisir.

entretien entre Léon Mychkine et Emmanuel Moralès, décembre 2018

Site de Léon Mychkine : https://art-icle.fr

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